Associer enseignement des langues régionales et enseignement des histoires et des cultures régionales
Contribution au colloque ISLRF et ABCM sur l’immersion
(voir 9ièmes rencontres de l’immersion à Strasbourg les 24 et 25 mars 2023
Pierre Klein
On ne naît pas Alsacien. On le devient… ou pas ! On peut le devenir si l’occasion est donnée de s’approprier les éléments identificatoires alsaciens.
Des raisons de l’association
Bien qu’il soit d’une grande logique pédagogique et culturelle que les langues nationales, étrangères ou régionales ne soient pas séparées de leurs constituants sociohistoriques et socioculturels, y compris sur le plan linguistique, il existe une tendance forte concernant les langues régionales à séparer la forme du contenu et à les enseigner en dehors de leur contexte historique et culturel, hors-sol en quelque sorte.
L’enseignement des langues vivantes étrangères est généralement ancré dans la culture des pays concernés. Au-delà d’apprendre à communiquer, il s’agit ce faisant de faire prendre conscience à l’élève de l’altérité, de l’existence d’autres cultures, de le préparer à l’interculturalité, de l’inviter à mettre en balance ethnocentrisme et relativité dans le récit national et de l’ouvrir à la dialectique entre respect accordé et reconnaissance obtenue.
Il n’en va pas de même pour les langues régionales qui sont habituellement privées de cet ancrage. D’un côté, elles sont considérées comme des éléments essentiels du patrimoine immatériel national, de l’autre les cultures régionales qui déterminent ces langues et qui sont déterminées par elles, ne le sont pas. D’une part, si les langues régionales sont enseignées, bien insuffisamment au demeurant, d’autre part les cultures régionales ne le sont pas ou alors vraiment que très peu. Cet état de fait empêche, comme dit mon ami Jean Peter, de passer d’un bilinguisme fonctionnel à un bilinguisme culturel, c’est-à-dire de la simple capacité de communiquer à celle de comprendre. En allemand, on dirait de „sich verständigen“ à „sich verstehen“.
Comment justifier plus longtemps la discrépance qui existe entre l’enseignement des langues étrangères et celui des langues régionales, s’agissant de la mise en adéquation de l’objectif linguistique et de l’objectif culturel, si ce n’est par des raisons d’idéologies politiques.
En conséquence, si nous militons pour la promotion et le développement des langues régionales, ils nous faut aussi militer pour que leur enseignement ne soit pas plus longtemps déconnecté des réalités régionales, anciennes ou présentes. Le bilinguisme français-langues régionales doit signifier un bilinguisme au sein de ces réalités, et que ces réalités doivent être ancrées dans le bilinguisme. Langues régionales et histoires et cultures régionales ont partie liée. L’enseignement des premières appelle l’enseignement des secondes. L’enseignement des secondes donne de l’appétence à l’enseignement des premières et réciproquement.
C’est donc autant pour des raisons pédagogiques, que pour des raisons culturelles que l’enseignement des histoires et des cultures régionales doit être associé à celui des langues régionales. De surcroît, tant qu’à faire ou plutôt pour bien faire, l’enseignement de ces dernières devrait être fait en langue régionale chaque fois que cela est possible, mais à minima en français pour tous.
Il s’agirait d’une part :
– d’intégrer à l’enseignement des langues régionales des éléments spécifiques d’histoire et de culture régionales de façon plus systématique cela se fait déjà, autant pour des raisons pédagogiques et de transmission d’un patrimoine que pour augmenter l’intérêt des élèves pour la matière ;
– d’autre part de créer ou de développer un champ spécifique Histoire et Culture Régionales (HCR) dans les académies concernées en option, mais une option proposée à toute la population scolaire des collèges et des lycées.
À la vérité, il s’agit de reconsidérer l’identité nationale et de s’interroger sur la place que l’enseignement de l’histoire et de la culture de France accorde aux identités culturelles régionales et, plus généralement, à la nécessaire conciliation de l’universel et du particulier. Il faut sortir d’un enseignement qui célèbre par trop la particularité exclusive et appauvrissante et l’ouvrir à l’histoire et à la culture de l’autre, des autres, qui inclut et enrichit.
Il s’agit de prendre en compte les justes revendications de la diversité des vécus dans une déconstruction – reconstruction de l’histoire et de la culture nationales permettant à toutes les mémoires occultées de s’inscrire dans une nouvelle mise en perspective, base d’une identité nationale actualisée et vivante pour les Français d’aujourd’hui. Le « devoir de mémoire » doit aller impérativement de pair avec la prise en compte de la diversité des mémoires.
De la nécessité d’une mémoire régionale
Si l’Alsace a une histoire, elle n’a par contre pas de mémoire, car à vrai dire, les Alsaciens n’ont jamais eu l’occasion de faire ensemble un travail sur leur histoire et leur culture ni donc d’élaborer ensemble une mémoire collective. Et pour cause, leur histoire et leur culture, prises dans leur entièreté, restent non enseignées dans les écoles d’Alsace et sont amplement absentes des médias, publiques notamment.
Ce que les Alsaciens s’imaginent être résulte avant tout d’une histoire, qui leur est racontée ou qu’ils se racontent à eux-mêmes. Une histoire qui comporte beaucoup de sentimentalisme, de contradictions, d’incertitudes et d’approximations, de contrevérités aussi.
Nous devenons Français en ce que nous faisons nôtre ce que l’école et les médias nous présentent de la France. Et parce que l’école et les médias ne nous présentent rien, ou si peu, de ce qui fait l’Alsace, les Alsaciennes et les Alsaciens ne peuvent pas faire leur ce qui ne leur est pas présenté. Et comme on ne peut pas s’identifier à ce que l’on ne connaît pas, les mêmes ne sont pas loin d’avoir atteint le degré zéro du niveau d’adhésion à « l’alsacianitude »[1].
Parler d’Alsace, c’est parler identité collective. L’Alsace n’existe pas en soi. Je ne peux pas la rencontrer dans la rue et lui serrer la main. L’Alsace n’existe, à des degrés divers, que dans la rencontre de personnes, d’identités personnelles, partageant un imaginaire et une volonté d’être et d’agir ensemble. Les identités collectives sont des constructions conduites par les collectivités politiques en fonction d’une stratégie identitaire et diffusées au travers de la socialisation dans le but de créer sentiment d’appartenance et volonté d’être et d’agir ensemble. Si une identité collective alsacienne devait exister, il faudrait qu’en premier lieu qu’il existât une collectivité politique pleine et entière et qu’en second lieu celle-ci définisse les éléments identificatoires à partager et la culture politique à construire. Mais c’est là une autre histoire. PK
[1] Telle qu’elle a par exemple été définie par Stadler et Schickele.