Fédération Alsace bilingue-Verband zweisprachiges Elsass

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Les classes bilingues paritaires français-allemand en danger ? Appel à la raison !

On entend de plus en plus fréquemment, de la part de certaines personnes qui se prévalent de leur position, que l’enseignement bilingue français-allemand standard aurait des résultats décevants, notamment en ce qui concerne la sauvegarde des dialectes. Cette opinion correspond à une profonde méconnaissance du processus linguistique qui a abouti à leur régression. Sans entrer dans toutes les dimensions de cette problématique. Nous ne saurions accepter que l’on remette en question le bien-fondé de la filière bilingue paritaire français-allemand standard, une avancée importante obtenue au début des années 1990, comme le font régulièrement ces mêmes personnes. 

La filière bilingue français-allemand standard n’aurait selon leurs dires pas permis de sauver la pratique dialectale. C’est oublier que sa régression a débuté bien avant les années 1990. Ne perdons pas de vue que le discrédit sociopsychologique et éducatif[1] jeté sur l’allemand standard notamment après 1945 est une des causes principales, sinon la principale, qui ont provoqué le lent dépérissement de l’allemand dialectal d’Alsace, de l’alsacien. Une fois que les dialectes ont été coupés de la langue de culture de référence ou langue mère, leur déconstruction, qualitative d’abord et quantitative ensuite, était assurée. La Suisse germanophone, région où standard et dialectes n’ont pas été dissociés, notamment à l’école, nous prouve le contraire, les dialectes y sont plus vivants que jamais. Le standard allemand a pu y jouer de tout temps son rôle de langue de culture de référence à laquelle puisent les dialectes.[2]

 On croit comprendre que ce qui les gêne, c’est l’allemand ressenti par eux comme langue étrangère[3], langue à laquelle les Alsaciens ne s’identifieraient pas. N’est-ce pas oublier le traumatisme subi par les Alsaciens durant la dernière guerre et la période post-traumatique caractérisée par le rejet de tout ce qui de près ou de loin rappelle l’Allemagne, y compris les dialectes allemands d’Alsace ? Si l’Alsace est sortie traumatisée par une mauvaise Allemagne du conflit de 1940-1944/1945 et si le post-traumatisme alsacien s’est caractérisé pendant des décennies par un anti-germanisme primaire, de surcroît tourné contre soi-même, cela doit-il perdurer indéfiniment, avec tout ce que cela représente d’abandon et de perte ?  Le temps de la résilience n’est-il pas venu 70 ans plus tard ? Celui du « Werde wer du bist », c’est-à-dire de la mise en œuvre de toutes ses capacités et propriétés, le temps de l’épanouissement, le temps du « fais ce que tu peux faire ».

La vitalité d’un dialecte dépend principalement de l’attitude de ses locuteurs face à sa valeur. En Alsace, dialectes et standard ont partie liée dans l’anti-germanisme et en sont communément victimes. Si l’on observe un graphique de la pratique linguistique en Alsace on aperçoit nettement le parallélisme ou le synchronisme dans la chute de la pratique des dialectes et de l’allemand standard, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Autant le standard allemand que les dialectes ont été victimes, d’une part de la façon dont on traite en France les langues régionales[4], et d’autre part d’une couche supplémentaire, celle de l’anti-germanisme qu’il soit général à la France ou particulier à l’Alsace.

Les dialectes ont subi une double peine dans la mesure où ils ont été considérés comme langue des classes inférieures, pas nobles, ordinaires. De surcroît, ils ont été dissociés de la langue de culture de référence, l’allemand standard, qui longtemps n’a plus été enseigné à l’école élémentaire, ce qui n’a pas manqué de conduire à leur appauvrissement qualitatif, qui à son tour a contribué à leur appauvrissement quantitatif (moins de locuteurs). On ne transmet généralement pas une langue que l’on ne maîtrise pas vraiment dans toute sa richesse lexicale ou qui ne sert à pas grand-chose.

La revivification, qu’il s’agisse des dialectes ou du standard dépendra de la façon dont évoluera la reconnaissance des langues régionales en France, de la résilience par rapport à l’anti-germanisme et plus particulièrement s’agissant des dialectes de leur « repositivation ».

Cette dernière serait possible notamment par la réassociation des dialectes et du standard, une langue de grande culture qui permet une (re)lexification[5] endogène.

 Si l’alsacien est aujourd’hui fortement menacé dans son existence, c’est aussi le cas du standard allemand en Alsace. Les interdits et l’opprobre jetés sur l’un, l’on aussi été sur l’autre. Si l’alsacien est aujourd’hui fortement menacé dans son existence, c’est parce que l’on a porté atteinte à la germanophonie alsacienne dans son tout, c’est-à-dire à la pratique du standard comme des dialectes. La revalorisation passe par celle des deux composantes de la langue régionale simultanément. Et ce n’est pas en parlant, par stratégie d’évitement, de « langue alsacienne » au sujet des dialectes que l’on règlera le problème. Le réinvestissement de la langue régionale dans ses deux composantes passe par un réinvestissement de la part de germanitude qui compose l’alsacianitude.

 La filière bilingue français-allemand standard n’aurait pas permis un investissement affectif de la langue allemande par les élèves, mais le système a-t-il été conçu pour cela par les autorités ? Observons que la vision de l’Éducation nationale reste limitée à un bilinguisme fonctionnel qui de surcroît se contente souvent d’une simple technique de traduction du français vers l’allemand, c’est-à-dire une stratégie d’apprentissage et non une stratégie acquisitionnelle. Si l’on souhaite un investissement affectif de la langue, il faut à la fois mettre en œuvre une acquisition naturelle[6] de la langue et rechercher un bilinguisme culturel basé sur l’histoire et la culture d’Alsace. Peut-on imaginer la langue française dissociée de l’histoire et de la culture de France ? Cette double stratégie, parce qu’elle aboutit à une vraie compétence linguistique et culturelle est seule à même de favoriser un véritable investissement affectif de la langue qui devient non seulement utile, mais procure du plaisir.

Cette démarche n’a été que partiellement mise en œuvre par l’Éducation nationale, mais appliquée avec succès par les classes ABCM-Zweisprachigkeit. Acquérir une autre langue, c’est sortir de l’ethnocentrisme et entrer dans une autre histoire et dans une autre culture. Les oblitérer, c’est ne pas rechercher un investissement affectif de la langue ! De plus, combien de fois n’a-t-on entendu des cadres de l’Éducation nationale parler d’allemand langue étrangère ou encore de langue du voisin. En réalité, les enfants ne peuvent opérer un investissement affectif de la langue parce que personne ne leur dit que c’est aussi leur langue.

Lorsque la filière bilingue a été mise en place, avec d’ailleurs du retard sur d’autres régions concernées par les langues régionales, elle répondait à une réelle et forte demande sociale[7], éducative[8] et politique[9]. Et même si comme toute chose évoluant avec le temps, elle doit connaître des ajustements, il ne saurait être question de jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire d’oublier l’essentiel, c’est-à-dire l’acquis, un capital humain individuel favorisant un capital culturel collectif et inversement.

L’allemand dialectal d’Alsace (alémanique et francique) doit être intégré pleinement dans l’ensemble du système éducatif alsacien, notamment dans la filière bilingue existante et en LRA (langue régionale d’Alsace. Si nous voulons que la langue régionale, l’allemand, sous sa forme standard et sous ses formes dialectales, soit intégrée pleinement dans le système scolaire alsacien, nous ne saurions accepter qu’un enseignement bilingue paritaire français-alsacien soit mis en place en remplacement de celui existant, à savoir l’enseignement français-allemand standard. Si les dialectes doivent trouver leur place dans le système scolaire en Alsace, ils ne doivent pas se substituer au standard. Quand il y a des enseignants capables d’enseigner en dialecte alsacien, il faut alors ouvrir cet enseignement en maternelle,[10] mais à partir du CP il faut revenir à titre principal à la pédagogie mise en œuvre dans la filière français-allemand standard, comme en Suisse ou au Luxembourg, pays à forte dialectophonie, tout en conservant une place au dialecte tout au long de la scolarité.[11]  N’opposons pas le dialecte au standard. Ce qui conduit aujourd’hui au déclin de la pratique dialectale, à l’école ou ailleurs, ce n’est pas le standard, mais le quasi-monopole linguistique, culturel et social dont bénéficie la langue française.

L’histoire et la culture nous lèguent la langue allemande. L’avenir nous l’impose.

C’est à ne pas en douter ce que pensaient les politiques, les intellectuels, des syndicats d’enseignants (SGEN-CFDT notamment), des associations de parents d’élèves et le mouvement culturel alsacien qui à partir de la deuxième moitié du XXe siècle revendiquaient une place pour la langue allemande dans le système scolaire alsacien et soutenaient les efforts fournis en la matière. Ainsi en a-t-il été notamment du président Pierre Pflimlin, d’Alfred Kastler (prix Nobel), du président Adrien Zeller, d’André Weckmann (écrivain bilingue), d’Eugène Philipps (sociolinguiste), de Germain Muller, de Marcel Rudloff, d’Adrien Finck, de Raymond Matzen, du recteur Deyon, du recteur de Gaudemar,… et de beaucoup d’autres.

Pourquoi ferions-nous ce que ni les Suisses, ni les Autrichiens, ni les Sudtiroliens, ni les Belges de la communauté germanophone et d’autres n’ont fait ? Tous ont opté en faveur de l’ouverture à un grand espace linguistique, de l’appropriation d’une grande culture et de l’intégration sociale et économique que confère la koinè allemande, et non pour l’entre-soi et le repli sur leurs seuls dialectes, renonçant ce faisant à une forme d’isolement et de provincialisme.  La langue allemande nous permet de faire le lien avec notre histoire et notre culture[12]. Elle nous ouvre au monde germanophone (plus de cent millions de locuteurs en Europe) et à une grande culture, à une grande économie aussi. Pourquoi nous amputerions-nous d’un tel capital et de tels avantages ?

 L’allemand est alsacien, tout comme l’alsacien, c’est de l’allemand. Dire que l’allemand standard est langue d’Alsace  et de ce fait langue de France, prend une autre dimension que de dire que le berrichon est langue du Berry et donc langue de France. L’allemand standard a une dimension géopolitique. Par ailleurs, un allemand standard vivant et vécu en Alsace confère à la culture bilingue alsacienne une dimension toute particulière. Deux réalités qui constituent une partie du problème de sa non-reconnaissance.

Prenons garde de ne pas reproduire le modèle imposé. Si de nos jours l’allemand apparaît pour beaucoup comme une langue étrangère, si cela crée une gêne et même de l’agressivité que de vouloir le rendre visible et l’utiliser dans l’espace public, nous sommes en présence d’une construction, de quelque chose de voulu, d’une réaction opérée par une insistante action politico-culturelle mise en œuvre en particulier après 1945. N’occultons pas les interdits scolaires, médiatiques et culturels qui ont été prononcés à l’égard du standard. Question. S’il n’est pas d’ici pourquoi donc a-t-il fallu l’interdire ? Être contre l’allemand dans une région, qui tout au long de son histoire, a toujours participé de la « germanophonie », relève d’une profonde manipulation des consciences, dont le résultat le plus efficace est l’auto-aliénation. Aucun peuple n’abandonne volontairement sa langue première. Les mutations linguistiques sont mises en œuvre par ceux qui organisent la socialisation, notamment à l’école, mais aussi dans les médias. Elles sont le résultat d’une politique, d’une construction.

Au moment même où au niveau national l’amitié franco-allemande est proclamée en permanence, rappelons ce dont des générations d’intellectuels ont rêvé pour l’Alsace, à savoir d’être un trait d’union, un pont entre la France et l’Allemagne et de faire la synthèse des deux grandes cultures européennes, la française et l’allemande. C’est aussi à l’aulne de l’Alsace, du devoir historique et culturel qu’elle se doit de remplir et du champ d’expérimentation de l’amitié franco-allemande au quotidien qu’elle se doit de devenir que l’on mesurera la profondeur de sa réconciliation avec elle-même et l’ampleur de l’amitié entre la France et l’Allemagne.

Pierre Klein, président

 

[1] En 1945, l’allemand est interdit de séjour dans les écoles préélémentaires et élémentaires d’Alsace. Il faudra attendre des décennies pour qu’il y fasse un retour. Le mal était fait.

[2] Si le professeur d’université à Bâle peut utiliser son dialecte dans ses cours, c’est aussi parce qu’il a suivi sa propre formation en standard. Tout ce qui se dit en standard peut aussi se dire en dialecte, même si parfois c’est autrement. En tout cas, c’est un énorme enrichissement pour les dialectes que de pouvoir y puiser, au point d’ailleurs que standard et dialectes se confondent dans la culture de référence. Sur ce terrain-là, il n’y a pas en Suisse de culture haute et de culture basse. Il y a une culture d’expression germanophone, entre autres.

[3] Et celle des tenants d’un pangermanisme qui serait toujours latent et puis l’allemand ne peut être langue régionale, c’est une langue nationale et encore pourquoi aurait-on besoin de l’allemand comme langue écrite, on a donc le français pour cela. Le ressenti n’est-il pas une post-vérité « Postfaktisch », qui se fonde davantage sur l’émotion et la subjectivité que sur la réalité et l’objectivité. Ressenti, ok, mais comment se construit le-il le ressenti ? N’est-il pas trop souvent le résultat d’une construction, le fruit d’une manipulation ?

[4] À ce sujet, les interdits prononcés en 1945 à l’égard de la langue allemande ont eu un effet dévastateur. Pour faire changer de langue à une population, il faut faire intervenir plusieurs facteurs : diminuer le nombre de locuteurs et les fonctions de la langue dominée, dévaluer sa fonction identitaire et obtenir la légitimation de cette politique. Le changement de langue peut se faire par rupture (d’une génération à l’autre) ou de façon continue (par un lent processus d’absorption). Le changement est d’autant plus rapide que les deux phénomènes s’additionnent. C’est le cas en Alsace.

[5] Exemple : comment traduire collectivité territoriale lorsque l’on ne connaît pas le mot en dialecte. L’idée, c’est d’aller le chercher dans le standard « Gebietskörperschaft » et de le dialectaliser en le prononçant « Gebietskerperschàft ». Il y a ainsi 300 000 mots du lexique du standard à disposition des dialectes, alors que le locuteur dialectophone qui maîtrise insuffisamment le standard utilise en moyenne un vocabulaire de quelque

1 000 mots seulement.

[6] L’acquisition naturelle consiste à ne pas traduire, mais à utiliser la langue comme moyen de communication dans les relations enfantines, puis scolaires, ce qui permet aux « mécanismes naturels d’acquisition » d’opérer, c’est-à-dire que les enfants « acquièrent » la langue au lieu de l’apprendre.

 

[7] Enquête ISERCO de 1989 : 90 % des Alsaciens se déclarent favorables à un enseignement de l’allemand, dont 82 % tout à fait favorables. Le même sondage révélait qu’une très grande majorité se dégageait pour l’emploi des dialectes à l’école maternelle, l’emploi de formulaires administratifs bilingues français-allemand…

[8] « L’allemand présente, du point de vue éducatif, la triple vertu d’être à la fois l’expression écrite de la langue de référence des dialectes régionaux, la langue des pays les plus voisins et une grande langue de diffusion européenne. Enseigner l’allemand à l’école primaire en Alsace participe ainsi d’une triple entreprise : soutien de la langue et de la culture régionales, enseignement précoce des langues vivantes et initiation à une culture européenne et internationale. » De Gaudemar Jean-Paul. Programme à moyen terme de l’allemand à l’école. Circulaire rectorale du 20 septembre 1991. In Le programme Langue et culture régionales en Alsace. Textes de référence 1991-1996, p. 45.

[9] Les deux Conseils généraux adressaient en 1991 une déclaration commune au ministre de l’Éducation nationale dans laquelle ils : « réaffirment leur attachement à la sauvegarde et au développement du bilinguisme en Alsace; estiment indispensable et urgent de stimuler et de développer l’enseignement de l’allemand, langue régionale dans sa forme écrite, ainsi que le dialecte ».  La question linguistique alsacienne, PK, Salde, Strasbourg, 1998.

[10] (soit en maternelle bilingue français-allemand dialectal et/ou allemand standard, soit de préférence en maternelle immersive allemand dialectal et/ou allemand standard), selon la volonté des parents.

[11] Les dialectes devraient être associés à l’enseignement de l’allemand standard dans une méthode qui reste à élaborer. Si dans les années 70 le dialecte pouvait servir à l’enseignement du standard, aujourd’hui, c’est l’inverse qui devrait être fait.

[12] Rappelons que l’apport alsacien à la langue et à la littérature allemande sont de première importance : le premier poème (830), la première charte (1251), la première chronique (1362),  la première bible imprimée (1466), la première messe (1524),  le premier roman (1557),  le premier journal (1609), etc. de langue allemande sont alsaciens.