L’Immersion ou le bain linguistique vu par le rectorat de Strasbourg

(texte intégral disponible ici )

A – Les trois cuvettes du rectorat de Strasbourg

Les avantages de l’immersion ne sont pleinement obtenus que si elle est complète, c’est-à-dire que si la langue première est absente de la classe au stade où elle est mise en œuvre. Cette modalité pédagogique a fait ses preuves à travers le monde, en France aussi. Or, le modèle d’immersion que propose l’académie de Strasbourg dans les quatre classes qu’elle entend ouvrir à la rentrée 2023 n’est pas celui de l’immersion complète puisque l’enfant y sera exposé à trois expressions linguistiques… dans trois petits bains, en l’occurrence dans un bain en allemand standard, en allemand dialectal et en français, respectivement à raison de 37,5 %, 37,5 % et 25 %. Autant dire que les avantages que confère l’immersion complète ne seront pas atteints.

 

B -L’immersion linguistique complète : raisons d’être et avantages

                     

L’immersion linguistique scolaire consiste à plonger l’enfant dans un bain linguistique à l’école. Elle dite complète lorsqu’au moment où elle est mise en œuvre, la langue première de l’enfant est absente de la classe. Qu’elles sont ses raisons d’être ?

Pour atteindre l’objectif de parité de compétence en langue première et en langue seconde, la précocité et la durée d’exposition à la langue seconde sont les clés de la réussite du bilinguisme scolaire. Le premier avantage de l’immersion à l’école maternelle, c’est déjà de compenser la non-exposition à la langue seconde au cours des premières années de l’enfance.

Le second avantage réside dans le fait qu’au travers de l’immersion l’enfant est amené à mettre en œuvre un processus d’acquisition naturelle de la langue seconde selon la même méthode que celle de la langue première, c’est-à-dire par reproduction, intuition et mimétisme, autrement dit sans le traditionnel et laborieux apprentissage de règles de grammaire et de listes de vocabulaires.

Le troisième avantage se trouve dans ce qu’elle permet d’atteindre les compétences de l’oralité de la langue seconde qui doivent impérativement être équivalentes aux compétences de la langue première avant la fin de la première année de l’école élémentaire dans le but d’engager un cursus bilingue à l’école élémentaire et donc une formalisation écrite des deux langues.

Par ailleurs une telle place de la langue seconde à l’école classe favorise considérablement l’appétence linguistique à son égard et son investissement affectif, deux autres conditions principales de la réussite. Après la séquence d’immersion dans la langue seconde, la langue première trouve sa place dans la classe et grâce à une pédagogie adaptée au bilinguisme, l’enfant atteint la parité de compétence recherchée dans les deux langues. La connaissance de la langue première aura bénéficié de l’acquisition de la langue seconde par l’effet de la contrastivité (différences et similitudes) par laquelle les deux langues s’enrichissent mutuellement.

L’Éducation nationale connaît bien les avantages de l’immersion complète. Elle l’a allègrement utilisée lorsqu’il s’agissait d’apprendre le français aux enfants d’Alsace et d’ailleurs par exclusion totale de l’école de leur langue première de l’école[1].

C – L’Immersion dans les écoles ABCM-Zweisprachigkeit : Sprachbad-Sprochbàd

Certes, il est intéressant que l’académie de Strasbourg introduise le dialecte à l’école, mais pourquoi ne met-il pas par exemple à l’œuvre à l’école maternelle publique ce qu’il peut observer dans les écoles maternelles d’ABCM-Zweisprachigkeit, à savoir une immersion complète à hauteur de 50 % pour l’allemand standard et 50 % pour l’allemand dialectal ou alsacien. De nombreuses réunions ont été nécessaires pour convaincre parents et enseignants de son bien-fondé. Depuis, les doutes sont complètement levés et les résultats sont là.

Cette organisation, qui repose notamment sur l’idée qu’allemand standard et allemand dialectal ou alsacien sont deux expressions d’une même langue, la langue allemande, se fécondant réciproquement observée et évaluée par un comité d’experts (franco-germano-suisse) donne entière satisfaction. Le français y est absent de l’école maternelle. Il est présent à parité avec l’allemand standard à partir du CE1. Le CP est entièrement en allemand standard pour des raisons liées à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture plus facile en allemand standard qu’en français. Et la parité de compétence en français et en allemand standard recherchée au CM2 est atteinte. L’allemand dialectal ou alsacien est aussi présent tout au long de la scolarité élémentaire.

On comprend d’autant moins la position du rectorat de Strasbourg que d’une part il a accepté cette organisation en tant qu’expérimentation dans laquelle intervienne des enseignants dont les postes sont contractualisés, c’est-à-dire pris en charge financièrement par l’Etat et que d’autre part par circulaire datée du 14 décembre 2021, le ministère de l’Éducation nationale prenait en particulier positivement position sur l’enseignement immersif.

Extraits : (https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo47/MENE2136384C.htm)

« L’objectif des classes bilingues et des sections bilingues, de la maternelle au lycée, est d’assurer une maîtrise équivalente du français et de la langue régionale, que ce soit par la parité horaire hebdomadaire dans l’usage des deux langues ou par l’enseignement bilingue par la méthode dite immersive. 

Cet enseignement par immersion est une stratégie possible d’apprentissage de l’enseignement bilingue. S’agissant en particulier des trois cycles d’enseignement primaire considérés dans leur globalité, cet enseignement associe l’utilisation de la langue régionale et celle de la langue française pour parvenir rapidement à une certaine aisance linguistique des élèves dans les deux langues. Le temps de pratique de chacune des deux langues peut varier dans la semaine, l’année scolaire ou encore à l’échelle des cycles, en fonction des besoins effectivement constatés ». Vérité en deçà des Vosges erreur au-delà ? 

D – Les contre-arguments du rectorat ?

Le rectorat nous répondra peut-être qu’il a le souci des enfants qui quitteraient l’immersif pour rejoindre le monolingue, suite à un déménagement par exemple. À l’issue de l’école maternelle monolingue, les enfants ont généralement un niveau A1, A2 en français. C’est-à-dire comprendre des phrases qui correspondent à l’environnement quotidien, pouvoir communiquer autour de tâches familières et savoir décrire simplement son environnement. En gros, c’est aussi ce que sait faire un enfant qui n’aurait pas été scolarisé en maternelle. Toutes choses qui permettent à l’enfant d’entamer correctement l’école élémentaire qu’il ait été en immersif ou non[2].

Le rectorat n’est peut-être pas convaincu de l’efficacité de l’immersion complète. Nous pouvons lui répondre que dans le cadre de cette immersion l’enfant rattrape aisément le temps de l’absence du français à l’école maternelle pour finalement être meilleur en français à l’issue du CM2 qu’un enfant qui n’aurait suivi une filière non immersive. Peut-être pense-t-on au rectorat que les écoliers d’Alsace sont en général plus faibles en français qu’ailleurs en France et que donc il faille à tout prix du français à l’école maternelle. Si cela correspondait à une réalité, l’immersion complète en particulier et le bilinguisme en général seraient, en ce qu’ils favorisent les processus cognitifs, pourtant le remède.

Au fond, le rectorat a-t-il fait un choix entre le Conseil constitutionnel[3] selon lequel l’immersion est anticonstitutionnelle et son ministère selon lequel l’immersion est une stratégie possible ou un choix entre Jacobins et Girondins ?

                         

Pierre Klein, président

[1] Langue non seulement exclue, mais aussi largement frappée d’ostracisme.

[2] Relevons aussi que des enfants scolarisés en immersif à l’école maternelle continuent à parler entre eux et notamment à la récréation dans leur langue première, aujourd’hui à 99 % la langue française.

[3] On se souvient que par Décision n° 2021-818 DC du 21 mai 2021, le C.C. censurait l’enseignement immersif à l’école publique.

[4] Olympique Girondins contre FC Jacobins. In Marianne : lien