Glossodiversité : une richesse en Alsace et ailleurs.
Contribution aux réunions organisées par la fédération Alsace bilingue (FAB-VZE) dans le cadre du mois du bilinguisme de la Collectivité européenne d’Alsace (CeA)
le texte de la contribution est également disponible ICI
Gilbert Dalgalian[1]
- D’abord une mise au point sur le rapport entre langues et identités.
On a relié trop facilement langues et identités. Cela mérite une clarification qui n’est pas que lexicale. Elle concerne la place de l’individu dans la société et par là même toutes les sciences humaines.
Dans le cas des Alsaciens et des Alsaciennes, il importe de bien définir le rôle des langues dans l’identité de chacun et de chacune. Prenons le cas d’un Alsacien bilingue, issu d’une famille qui a conservé et transmis sa langue d’origine : dispose-t-il d’une double identité ? Ou plutôt de racines doubles ?
Et si l’on considère un Alsacien unilingue, issu d’une famille monolingue francophone, ne va-t-il pas – tout comme son voisin bilingue – multiplier les acquis socioculturels en raison d’environnements multiples qui vont, chez lui aussi, enrichir ses racines tout au long de la vie ? Oui, ce sont toutes ces racines, héritées et/ou construites au fil de l’âge qui forment chaque identité personnelle, qu’on ne partage jamais complètement avec un autre, pas même avec ses proches.
En bref, l’identité est une résultante individuelle ; elle est tout le contraire d’une assignation à une socioculture unique, à une langue unique, ou à une ethnie, une religion ou un État.
Fondamentalement, le rapport que j’ai avec mes proches, mon groupe, ma communauté, n’est pas un rapport d’identité, mais un rapport de partage. Chacun et chacune en Alsace partage avec son entourage beaucoup de traits culturels, linguistiques, certaines racines, mais pas toutes. ‘Racines’ est un terme qui présente l’avantage de dire qu’on s’inscrit dans une langue ou dans plusieurs, dans une culture ou dans plusieurs.
C’est bien grâce à ses multiples racines qu’un Alsacien ou une Alsacienne s’enracine dans plusieurs mondes et peut se déployer dans plusieurs directions. À l’inverse d’une identité qui serait unique et obligée, il n’y a rien de figé dans les racines : elles vous procurent une totale liberté face à des environnements complexes et changeants.
Et lorsqu’il y a des conflictualités entre différents environnements socioculturels, c’est encore l’individu qui fait le choix ou la synthèse ; c’est l’individu qui arbitre et qui tranche. En assimilant trop souvent les peuples à une socioculture unique, à une langue unique, on a ouvert la voie à toutes sortes d’instrumentalisations. Cela a été le cas en Alsace et dans beaucoup d’autres lieux, où l’idée d’identité a servi à l’éradication d’une langue régionale ou minoritaire.
Cet ensemble précisions ne remet évidemment pas en question les sentiments légitimes de solidarité collective ou d’engagement pour une langue ou une culture. Bien au contraire, les triples racines que sont le français, l’alsacien et le standard Hochdeutsch sont la richesse spécifique de l’Alsace. Comme toute richesse, ces langues doivent être sauvegardées, cultivées et transmises.
Outre qu’elles sont une ouverture aux autres et au monde, les langues sont aussi – et peut-être avant tout – la voie privilégiée de notre épanouissement personnel. Le bi- et le plurilinguisme nous ouvrent des horizons que le monolinguisme ne procure pas au même degré, ni avec la même profondeur. D’où ce premier message aux Alsaciens : « L’éducation bilingue est la première université de vos enfants ». Ce qui nous amène au concept de ‘Glosodiversité’.
D’où vient ce néologisme de ‘Glossodiversité’ ?
L’idée d’un lien entre la biodiversité dans la nature et la diversité linguistique et culturelle a été à la fois pressentie et mal nommée. L’idée en est apparue chez quelques auteurs sous le terme de « biodiversité linguistique ». L’intention est juste, c’est la désignation qui n’est pas satisfaisante. Elle ne dit pas la nature du lien, lequel reste ainsi mal identifié.
Or les faits observés ne sont pas de même nature dans l’évolution darwinienne du vivant – qui est très lente – et dans les évolutions culturelles et linguistiques bien plus rapides. Il existe bien une filiation entre ces deux évolutions, mais c’est la différence qualitative qui justifie le néologisme. Oui, la glossodiversité est le prolongement de la biodiversité, mais sous des formes inédites dans l’évolution du vivant. Il y a donc à la fois filiation et rupture.
- Quand et comment naît cette différenciation entre deux diversités si différentes ?
Quittons pour un instant l’Alsace et plongeons-nous dans notre préhistoire pour approfondir la question cruciale de l’apparition du langage. Le terme de glossodiversité résume et synthétise les avancées de la génétique et de la paléoanthropologie : Albert Jacquard pour la première, Yves Coppens et Pascal Picq pour la seconde. Ces deux disciplines convergent dans une même compréhension de l’émergence d’Homo Sapiens. Laquelle a le mérite d’éclairer ce paradoxe inouï du bébé humain doté d’une éducabilité sans précédent dans le règne du vivant. Et qui éclaire également l’époustouflante diversité de profils – ethniques, culturels, linguistiques – qui sont la marque d’Homo Sapiens et, avant lui déjà, d’Homo Erectus.
Pour comprendre cette profusion de profils, il faut chercher le moment privilégié, le saut qualitatif qui explique le changement. La glossodiversité ne pouvait pas être la simple continuation de l’évolution darwinienne sans heurts ni ruptures. Voici donc la réponse de la génétique et de la paléoanthropologie : La plus décisive des auto-inventions qui ont abouti à Sapiens fut le passage à la bipédie. Cette transformation est attribuée à la perte des habitats forestiers et de la vie arboricole à la suite d’accidents tectoniques, tels le Rift est-africain, provoquant de profonds changements de climats et de paysages en Afrique.
La confrontation brutale avec la savane et les vastes étendues à parcourir pour se nourrir ou pour échapper aux prédateurs va enclencher des modifications de la morphologie des hommes et des femmes.
Or la bipédie n’est pas un simple changement de posture. Elle entraîne au fil du temps un redressement de la colonne vertébrale, une verticalisation du bassin, une descente du larynx, un repositionnement du crâne avec un gain de volume du cerveau. Mais la conséquence la plus décisive de cette métamorphose va concerner la femme Erectus d’abord, puis Sapiens elle-même. Avec un bassin plus fin, parce que verticalisé, leur cavité pelvienne s’est réduite et désormais dames Erectus et Sapiens ne peuvent plus garder le bébé jusqu’au terme d’une grossesse qui devait être plus longue que les neuf mois que nous connaissons : la tête du bébé était devenue trop grosse pour cette cavité pelvienne réduite.
Voici ce qu’écrit Yves Coppens dans ‘L’histoire de l’Homme » (pages 56-57) :
« Ce raccourcissement de la distance entre l’articulation sacro-iliaque et l’articulation de la hanche – qui a l’avantage de décroître le moment de rotation créé par le poids du corps sur la hanche – a (aussi) le désavantage de réduire la taille de la cavité pelvienne, entraînant une parturition ventrale … contrairement à celle des grands singes qui est dorsale. … Cette constatation de l’apparition très précoce du mode humain de parturition souligne ses liens avec la bipédie et non pas, comme on l’a souvent écrit, avec l’agrandissement du cerveau ».
Ainsi ont été identifiées dans une même observation à la fois la nouvelle anatomie de la femme, la nouvelle physiologie de l’accouchement et – le plus important pour le devenir de Sapiens – la durée plus courte de la gestation. Avec cette conséquence, depuis Erectus au moins, que nous sommes tous et toutes nés prématurés. Et parce que prématuré, notre cerveau arrive au monde totalement inachevé, bien que parfaitement doté de quelque 90 milliards de neurones à la naissance.
Ce paradoxe fondateur, qui ouvre aux enfants Sapiens la plus longue éducabilité de toutes les espèces vivantes, n’a pas été suffisamment souligné. C’est parce qu’il est né prématuré que l’enfant humain va subir dès les premiers mois et pendant une longue période les influences de son environnement naturel, social, technique, culturel et linguistique. Avec l’impact le plus marquant entre zéro et sept ans, âge des acquisitions fondamentales, qui est aussi l’âge du langage.
C’est donc notre immaturité à la naissance qui nous a ouvert un vaste champ d’apprentissages et de transformations durant ce qu’on appelle l’épigenèse, c’est-à-dire un temps de construction intense de réseaux neuronaux durant la tendre enfance. Sous condition cependant de la présence d’une famille, d’un groupe ou d’un clan pour assurer au bébé humain la survie et la transmission des savoir-faire indispensables à son autonomie.
Pour le formuler autrement, disons que c’est ce cerveau de prématuré qui a permis à Sapiens d’échapper à la dictature des gènes, non pas pour tomber dans une dictature de l’environnement, mais pour accéder à une ère d’interactions intenses entre gènes et environnement.
Voici comment Yves Coppens désigne ce point de basculement, cette révolution bio-culturelle dans son livre « Origines de l’homme, origines d’un homme » (pages 256-257) : « Pendant les premiers temps, l’évolution naturelle de l’homme a continué sur sa lancée, tandis que l’évolution culturelle évoluait beaucoup plus lentement par rapport à la biologique. Et puis cette évolution culturelle a fini par atteindre ‘sournoisement’ le niveau de l’évolution biologique et l’a très vite dépassé, au point de le clouer sur place … . Ce fait d’inversion des vitesses respectives de l’évolution biologique et de l’évolution culturelle, que j’ai appelé le ‘Reverse Point’, peut être très approximativement situé il y a 100 000 ans seulement sur une histoire qui en a trente fois plus ! Ce point d’inversion signifie évidemment la victoire de l’acquis sur l’inné ».
C’est ainsi que la transformation de son environnement a pu déterminer chez l’humain des évolutions inédites qui ne dépendent plus du seul patrimoine génétique, mais viennent au contraire compléter ce patrimoine par des innovations dans tous les domaines technoculturels.
Ce qui mène à ce constat : l’éducation ne bénéficie pas seulement de la transmission – par la famille, l’école et la société – mais aussi de modifications ajoutées par chaque individu au fil de son vécu. Ainsi la diversité se poursuit dans chaque cerveau par l’émergence de profils toujours uniques.
D’autre part nous savons désormais grâce à l’analyse de l’ADN que Sapiens n’est pas issu d’une seule souche humaine, mais de plusieurs. Il s’est accouplé avec Néandertal, Denisova, Florès et quelques autres sur les cinq continents. Il est le produit de multiples migrations et métissages qui ont amplifié et accéléré les variations génétiques qui, dans la seule évolution darwinienne, sont beaucoup plus lentes.
En conclusion, nous sommes là parce que nous sommes des hybrides. Et si nous sommes éducables et adaptables, c’est parce que nous sommes les enfants de la diversité, elle-même produite par la mutation singulière de la bipédie.
Il importe d’avoir conscience de tout ce qui nous a diversifiés, cultivés et différenciés dans tous les domaines : ethnies, langues, cultures, croyances et profils individuels. Cela nous permet de poser un regard fraternel sur l’autre, le migrant, l’étranger.
Pourtant la conscience ne suffit pas. Elle doit se traduire en pratiques vécues, en institutions. Une réflexion globale sur les politiques linguistiques s’impose. Est-ce que la transmission des langues régionales par l’école, même en immersion précoce, est suffisante ? Est-ce que l’école peut tout faire ? S’il est vrai que l’école est la cheville ouvrière de toute transmission, peut-elle assurer à elle seule une pratique habituelle et spontanée de l’alsacien hors de la classe ?
Les acquis scolaires n’ont d’effet que s’ils sont prolongés hors de l’école dans les loisirs, les clubs et les associations sportives et autres. Et surtout dans les médias ! Seule une présence massive de l’alsacien dans les médias lui donnera la visibilité et, à nos enfants, la perception de sa légitimité, après tans d’années de dévalorisation et d’éradication sournoise.
C’est par les médias qu’on peut inverser le regard dévalorisant en appliquant aux langues régionales le vieux principe du « Black is beautiful », ce qui en traduction pourrait s’énoncer comme ceci : « Mon atout, c’est mon bilinguisme avec l’alsacien ou l’occitan ou le breton ».
En fin d’exposé je veux redire que, si la biodiversité est la condition de la survie physique de l’humanité, la glossodiversité et son corollaire, la diversité intellectuelle, sont la condition de toute créativité, de nos adaptations futures et de nos réponses inédites face aux périls du nouveau siècle.
Le dernier saut qualitatif ne viendra pas d’un quelconque nivellement culturel ou linguistique, mais de notre capacité collective à innover. Nous avons les réseaux neuronaux idoines. Mais aurons-nous la volonté collective de poursuivre notre déjà très longue gestation vers un humain solidaire que, dans un de mes livres, j’ai nommé un ‘Homo Solidaris Responsbilis’. GD 10 mai 2023
[1] Docteur en linguistique. Psycho-linguiste spécialisé dans les apprentissages précoces de langues. Un temps professeur d’allemand et chercheur en didactique des langues à Zurich…